Gros Chat n'avait pas toujours été un proscrit. On l'appelait parfois “chacripan” ou “criminou” mais il s'agissait toujours de quelque chose d'affectueux. Maintenant il ressentait une vraie suspicion voire de la haine quand il osait se montrer, tiraillé par la faim et la soif ou poussé par un reliquat de sa sociabilité d'avant. Il était toujours mal accueilli.
Ses humains l'avaient foutu dehors. Les petits avaient bien protesté mais les deux grands les avaient houspillé'es et en quelques minutes Gros Chat s'était retrouvé à la porte alors qu'il faisait froid.
En réalité, il avait fallu plus que quelques minutes : il se souvenait d'il y a plusieurs mois quand les humains s'étaient mis devant la plaque à lumière, la TV comme ils disent. Un humain avec un gilet orange parlait fort pour expliquer que les chats tuaient trop d'oiseaux. Il avait même parlé de “plusieurs millions par an”. Une humaine avec une veste verte avait ensuite parlé “d'écocide sur tout le territoire”. Un humain avec une barbe blanche avait ensuite expliqué, en brandissant des papiers, que “les chats tuaient plus que les éoliennes”. Gros Chat s'était demandé qui étaient les éoliennes et quelles étaient leurs techniques de chasse. Il n'était encore jamais sorti dehors parce qu'il était souvent malade.
À partir de ce soir là, ses grands humains avaient commencé à le regardé bizarrement.
Il y avait eu plein d'émissions similaires, des reportages, des entretiens... Sur leur truc là, leur téléphone, les humains regardaient des photos de chats et d'oiseaux avec des textes inquiétants. À chaque fois, Gros Chat remarquait que le regard des grands se faisait moins tendre et durcissait.
Et puis finalement, deux humains étaient venus chez lui pour parler à ses humains. Comme il se cachait de plus en plus souvent, il n'entendit pas tout ce qui se disait mais il réussit à saisir quelques bouts de phrases : “priorité écolo”, “protection des autres espèces”, “responsabilité certaine”, “disparition des oiseaux”, “rapport de l'OFB”, “danger pour la faune”. Les deux humains étaient partis en laissant un tas de papier sur la table basse avec des dessins de cages, d'autres humains avec des perches et des airs méchants, des photos de médicaments avec des cranes.
Le lendemain il était dehors et il avait croisé d'autres congénères, jetés comme lui. Certain'es semblaient traumatisé'es et sur les nerfs, d'autres étaient abimé'es et estropié'es. Apparemment, tous les humains avaient décidé de haïr les chats.
Alors qu'il cherchait où aller, Gros Chat passa devant le champ de l'agriculteur qui rasait une haie. La parcelle était longue, plate, vide. Gros chat passa aussi en bordure d'un bosquet où des gens en tenue orange tiraient des coups de feu dans tous les sens. Gros Chat passa alors devant un parking tout neuf qui sentait le bitume et qui donnait sur une grosse usine rutilante. Gros Chat passa ensuite devant des jardins sans herbes, tout bétonnés et métallisés. Gros Chat passa encore devant une forêt mais celle-ci avait tous ses arbres rassemblés à l'horizontal au bord du chemin.
Gros Chat découvrait le monde extérieur pour la première fois. C'est vrai qu'il n'y avait pas beaucoup d'oiseaux. Peut-être qu'il y avait trop de chats ?